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La facétie lyonnaise

Les profils esquissés dans les quelques contes qui suivent rejoignent la permanence d'évocations qui dépassent largement le simple environnement des canuts : le condamné jovial riant de sa propre mort, l'artisan savetier et le poète, le marchand berné par deux clients plus malins que lui. Quant à la facétie brève, fustigeant à la fois celui qui veut aller plus haut et le voeu stupide, une mort horrible l'illustre parfaitement.

Le condamné jovial

Il y a trois cents ans, l'emplacement actuel du marché de la Croix-Rousse n'était qu'un vaste champ où venaient paître chèvres et moutons ; parfois, cependant, le décor changeait : les gens de justice y venaient planter une potence, afin de régler proprement les vieux arriérés de quelque tirelaine non repenti ou interrompre les exploits d'un coupe-bourse trop effronté.
C'est ce qui arriva certain matin de mai, au commencement du XVIIIe siècle.
Une populace friande de ce spectacle, après avoir escaladé les pentes de la colline, s'était assise sur le gazon, faisant ripaille autour du gibet.
Puis apparut la charrette des hautes-oeuvres attelée d'un grand mulet noir amenant le condamné, un certain Jehan Grospiron, garçon jovial assis entre le bourreau et la bourrelle, celle-ci fort occupée à savonner la cravate de chanvre dont allait bientôt s'orner le col du mauvais bougre.
Il faut bien dire que Jehan Grospiron avait entassé méfaits sur méfaits et malgré qu'on lui eût administré la petie et la grande question, les juges n'avaient pu réussir à lui arracher un aveu.
A la barbe de ses geôliers, il chantait toute la journée, et quand on lui demandait :
- Grospiron, c'est bien toi qui as assassiné le cabaretier de la rue Mercière ? il répondait :
- Turlu... tutu... turlurette et lon lon là !...
- Grospiron, avoue que tu as volé un calice d'agent à l'église d'Ainay.
- Couci... couça... larirette et larira !
Les six pintes d'eau qu'on lui entonna dans la gorge, il les recracha en souriant, et le brodequin le fit à peine pâlir.
Puis il chanta des refrains si cocasses, il tint des propos si drôles, que ses bourreaux s'avouèrent impuissants à le confesser.
Finalement, on lui fit faire le pélerinage de la Croix-Rousse où déjà les pénitents noirs, qui l'avaient précédé d'une bonne heure, chantaient, en basse profonde, leurs psaumes accoutumés.
- Voilà, déclara Grospiron en descendant de la voiture, des rigodons à porter le diable en terre. Gens de la cagoule, silence s'il vous plait ! Puis-je parler au prévôt ?
Ce dernier s'approcha.
- N'est-il pas vrai, mon fils, lui demanda le condamné, qu'il est coutume de ne rien refuser à ceux qui vont mourir ?
Se méfiant de quelque nouvelle fantaisie du mauvais garnement, le prévôt ne se hâtait pas de répondre, quand des centaines de voix crièrent :
- Oui, oui ! C'est la coutume !
- D'autant plus que ce que je désire n'est pas compliqué.
- S'il ne s'agit pas de t'apporter la lune, ou d'un voyage à la Chine, dit enfin le prévôt, on pourra te satisfaire...
- Le plus beau des voyages, messire, n'est-ce pas celui que je vais accomplir tout à l'heure ?... A moins que la corde ne casse !
- C'est ça, mécréant, grommela la bourrelle, tu vas encore nous porter malchance !
- Voici, reprit Grospiron, mon dernier désir : toute ma vie, j'ai chanté ; honte à moi si j'allais pleurer à mon heure dernière ! Donc, prévôt, puis-je chanter encoreun couplet avant de vous tirer la langue ?
- S'il n'y a que ça pour te faire plaisir...
- Très bien ! Je chanterai, mais pour ma satisfaction complète, que tout le mondre reprenne en choeur le refrain.
- Chante donc, par la sandieu !
Chacun s'étant tu, Grospiron commença :

- Pas mal, hein, ma chanson ? Maintenant, au deuxième couplet et que chacun reprenne en choeur : brailli-brayant, Hi ! Han ! Hi ! Han ! Le condamné leva un bras et tous, bourreau, bourrelle, pénitents, avec la foule, de chanter à la cadence indiquée par la main du condamné, battant la mesure : Et quand ce fut fini, le joyeux drille fit signe pour réclamer le silence :
- Mes bons amis... Grospiron meurt en joie ! s'écria-t-il. A sa dernière heure, il aura entendu braire plus de mille ânes à la fois !
Rendue soudain furieuse, la foule voulut l'écharper ; mais déjà, sous une tempête de malédiction, le mauvais garçon se balançait à vingt pieds du sol; tirant la langue aux mécontents.

Poète et regrolleur

(1)

Or, en ce temps-là - m'excusera-t-on d'employer une formule biblique pour conter une historiette qui date tout de même de bien avant la Révolution ? - l'intéressante corporation des "regrolleurs et rapetasseurs de grolles et grollons (2)" de la ville de Lyon, alignait moult échoppes le long de l'étroite rue Grôlée, que nul ne songeait encore à démolir (3).
Peu fréquentée par les chaises à porteurs, vu l'aspect et l'odeur qui y régnaient, du matin au soir cette voie retentissait, dans une atmosphère de "pège" (4), des coups de marteau tapant sur le cuir dans la cadence des chansons joyeusement fredonnées par les disciples de Saint-Crépin.
Parmi ceux-ci, chantait à tue-tête, tout le long du jour, Maître Frambois ; ce qui ne veut pas dire qu'il chantait juste.
Un matin, vint à passer une façon de gentilhomme fièrement drapé dans sa cape, la main appuyée sur la garde de son épée. Soudain, il s'arrêta, surpris, écoutant le chanteur. Ayant ouï deux couplets et esquissé un geste de mauvaise humeur, le passant pénétra dans l'échoppe de Maître Frambois ; il s'empara d'un tranchet déposé sur une table basse et, sans un mot, coupa et taillada posément une superbe paire de bottes suspendue à la porte. Puis, toujours muet, il s'éloigna. Mais, la première minute de stupeur passée, le "regrolleur" bondit hors de son échoppe avec des cris d'indignation. En quelques enjambées, il rejoignit le gentilhomme qui s'en allait, fier comme un coq, l'arrière du manteau relevé en panache par la pointe du fourreau de son épée.
Des curieux commençaient à entourer le groupe.
- Par tes cris, paltoquet, dit le gentilhomme en toisant l'artisan, tu me donnes à comprendre que tu n'es pas satisfait. Eh bien ! Je t'assure que tu as tort.
- Mes belles bottes, Monseigneur, que vous venez de massacrer, qui me les paiera ?
- Pas moi, par la sandieu ! Et me laisse aller en paix.
- Je vous en conjure, Monseigneur...
- Tu insistes, maraud ! Sais-tu seulement le tort que tu me fis ? Non ? En ce cas, allons devant Messieurs les Echevins, qui te diront ce qu'ils en pensent.
- Accepté, Monseigneur, allons voir Messieurs les Echevins.
Et quand on fut devant ces notables, l'homme au tablier de cuir, après avoir simulé le geste de cracher à terre, tout en levant solennellement la main droite, déclara : - Je vous le demande humblement, Messieurs, vous plaît-il de décider si le gentilhomme que voici n'est pas atteint de vapeurs au cerveau : sans cause ni raison, avait-il licence de pénétrer en ma boutique, de d'y saisir d'un tranchet dont il se servit pour lacèrer une paire de botte qui faisaient l'orgueil de la corporation ? Lors, ce gentilhomme d'humeur fantasque, ne me doit-il pas réparation du dommage causé ?
- Messieurs, dit à son tour le gentilhomme, cet artisan vient de vous exposer ses griefs, en oubliant de vous faire connaître la raison qui les a fait naître.
Et, se tournant vers son adversaire :
- Cordonnier, dit-il, tu chantais en réparant tes chaussures ?
- Ouais ! Je chantais ! Par Dieu, oui, je chantais ! Mais où est le mal, quand c'est la coutume ?
- Il vient de ce que tu chantais...
- N'est-ce pas mon droit ? Quand je chante, insista Maître Frambois, j'ai le coeur en joie et le travail se fait tout seul.
- Ce serait, en effet, ton droit, si tu ne le faisais en écorchant les oreilles des passants. Mais, dis à ces Messieurs ce que tu chantais.
- "Prends mon coeur, ô mon Elvyre".
- Voilà où est le mal et cela a une certaine importance pour moi, car je suis l'auteur de cette romance qui se trouve sur tous les clavecins lyonnais. Or, sais-tu bien, bourreau, que quand les "regrolleurs" de la ville s'en seront emparés pour l'estropier ainsi que tu le faisais, les gens bien nés n'en voudront plus entendre parler et le crédit flatteur de talent que l'on m'accorde me sera supprimé ? Par toi, j'ai donc été parfaitement ridicule, de là mon dépit légitime, ma colère et ce qui s'en est suivi. Crois-moi, quand on possède, comme toi, la maîtrise dans le métier de cordonnier et une voix de chien qui hurle à la lune, mieux vaut faire souliers, cothurnes et bottes en silence plutôt que de chanter "Prends mon coeur, ô mon Elvyre"...

Messieurs les Echevins, qui avaient écouté la discussion sans l'interrompre, souriaient.
Le syndic se leva enfin.
- Poète, dit-il, si mal que le cordonnier ait interprété ta romance, il ne l'a pas détruite. A l'instant, tu vas donc la lui chanter. Cordonnier, sois tout oreille et profite de la leçon afin que s'il arrive à ton adversaire de passer encore devant ta boutique, tes bottes ne courent plus de danger.
Le poète chanta.
Ravi, le "regrolleur" l'écouta.
Messieurs les Echevins à la fin applaudirent.
Puis, chacun s'en fut à ses occupations.
Mais en regagnant la rue Grôlée, Maître Frambois soupirait : - Décidément, jamais plus je ne chanterai "Prends mon coeur, ô mon Elvyre", ces bailleurs de chansons sont vraiment trop susceptibles.

La pendule

Tel le ramier perché au bord de son pigeonnier, Maître Pigeonneau, le patron du Bon Saint-Eloi, de la place de la Boucle, se tenait sur la troisième marche de l'escalier quand, sur le coup de midi, il vit s'arrêter devant lui un carrosse de grande allure. Deux touristes en descendirent, et l'hôtelier de sourire, de saluer, de s'empresser autour d'eux, de les conduire dans le petit salon du premier, réservé ordinairement aux clients de marque.
Ce brave homme, bien qu'un peu naïf dans le fond, était ce qu'on appelle une fine casserole.
Ah ! ses deux spécialités ! Le poulet Saint-Clair et l'Escargot à la Lyonnaise !
Et ses crus, donc !
Enchantés, les deux clients firent un tel honneur aux vins généreux et à la chair exquise qu'on eût dit qu'ils sortaient le matin même de la prison Saint-Paul.
Quand, vers deux heures, le père Pigeonneau se permit de monter, afin de recevoir les compliments de ses clients, il trouva les deux quidams en admiration devant la pendule de style rococo qui ornait la cheminée du salon.
- Le beau bibelot ! disait l'un.
- Admirable ! faisait l'autre.
- Ah ! ah ! Ces messieurs sont des connaisseurs, à ce que je vois, risqua l'hôtelier flatté, qui avait eu l'année précédente ce ridicule bibelot, estimé soixante francs, dans un partage de succession.
- Seriez-vous vendeur ?
- Je ne dis pas non... Peut-être... On pourrait voir... C'est un souvenir de famille, murmurait le père Pigeonneau en se forçant à mentir, un souvenir qui me vient de mon arrière-grand-père, et dame ! j'y tiens, vous comprenez.
- Evidemment, concéda l'un des clients, ce sentiment vous honore, cher Monsieur, mais en dehors de sa valeur d'ancienneté, cette pendule - pourquoi ne pas vous l'avouer ? - me rappelle le plus agréable souvenir. Figurez-vous que l'année dernière, à Béziers, une pendule semblable à celle-ci me fit gagner un beau billet de mille francs, dans les circonstances que voici : Chez un notaire de mes amis, je tombai en arrêt devant une pendule, je vous l'ai dit, semblable à celle-ci, et dont j'admirai surtout le balancier ciselé. Dans le cours de la conversation que j'eus à son sujet, le notaire m'affirma qu'il pouvait suivre de l'index pendant deux heures le balancier, en répétant à chaque mouvement de va-et-vient : le voici ! le voilà ! - Vous vous moquez ! dis-je. - Du tout ! Je suis très sérieux ! fit-il, et si vous avez mille francs à perdre... - Tenu !
Et nous déposâmes les enjeux sur la cheminée.
Au bout d'une demi-heure le tabellion s'embrouilla, bafouilla et ne put continuer. J'empochai les enjeux.
- Ah ! par exemple ! s'étonnait le père Pigeonneau, c'est tout à fait curieux ! N'empêche qu'avec moi, cher Monsieur, vous auriez perdu.
- N'en croyez rien, c'est plus difficile que vous ne pensez.
- Nom d'un rat ! répéter pendant deux heures le voici, le voilà, en suivant du doigt le balancier ! ah ! laissez-moi rire !
Et s'animant :
- Avez-vous mille francs à perdre ?
- Je vous dis que vous perdriez !
- Je vous tiens le pari. Capon qui s'en dédit !
- Si vous y tenez ! Allons ! Topez-là ! fit celui des deux clients qui n'avait encore rien dit. Nous verrons bien si votre langue est mieux pendue que celle d'un notaire.
A ce moment, deux heures et demie sonnaient. Très excité, le père Pigeonneau s'assit vivement dans un fauteuil, face à la cheminée, le dos à la table et à la porte. "A quatre heures et demie, pensait-il, ému, j'aurai gagné mille francs à cette paire de babians". Et, sans plus attendre, les yeux rivés au balancier de la pendule, battant de l'index la mesure en cadence, il commençait à haute voix : le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà !
Monotone, ce dialogue se poursuivait depuis vingt minutes, quand son partenaire s'écria tout à coup :
- Ah mais ! Votre enjeu ? Où est votre enjeu ? Donnez votre enjeu !
- Encore un qui veut apprendre à son grand-père à faire les "matefaim" ! songe l'hôtelier. A d'autres, mon garçon ! Et sans se laisser arrêter par cette première embûche, de la main inoccupée, le père Pigeonneau fouille adroitement la poche de son veston, en tire son portefeuille qu'il jette par-dessus son épaule sur la table.
- Déposerai-je les enjeux entre les mains de la patronne ? insinue encore perfidement son adversaire.
- Le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! répond le patron du Bon Saint-Eloi.
Il entend bien ouvrir la porte du salon et descendre l'escalier en colimaçon, mais cette malice cousue de fil blanc lui suggère cette nouvelle réflexion gaie : "Va toujours, mon fils, tu plaisanteras moins tout à l'heure !" et, la voix raffermie, il continue :
- Le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! pendant que l'autre client, sur la pointe des pieds, ne tarde pas lui-même à rejoindre son acolyte.
Arrivé en bas, il va à la caisse et se penchant d'un air inquiet sur l'excellente madame Pigeonneau, occupée à aligner des bouts de sucre dans des soucoupes :
- Madame, dit-il, montez donc là-haut, je crois bien que le patron est atteint de catalepsie bafouilleuse.
- Oui, le vieux est assis devant la cheminée, en train de tenir des discours incohérents à la pendule...
- Mon Dieu !
Madame Pigeonneau bondit hors du comptoir et grimpe quatre à quatre les escaliers pour apercevoir son mari continuant paisiblement, avec la régularité d'un métronome, son étrange manège.
- Johanny ! Johanny ! Esplique-moi ! Qu'as-tu, mon gros chéri ?
- Le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! répond inflexiblement le père Pigeonneau à celle qui lui paraît stupidement liguée avec les autres pour lui faire perdre son pari.
Affolée, la patronne court à la rampe, appelant :
- Jules ! Jules ! Montez vite !
Le garçon de salle accourt : - Qu'est-ce que c'est ? qu'y-a-t-il ?
Puis, devant le singulier manège :
- Patron, supplie-t-il, parlez, dites-nous ce que vous avez ?
- Le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! le voici ! le voilà ! répond encore l'hôtelier.
Alors Jules, prenant une rapide décision, quitte son tablier et court chercher un médecin.
Quand les deux hommes furent là, le père Pigeonneau continuait avec un entêtement de mule, l'oeil hagard, la gorge sèche, le doigt rigide, d'un mouvement saccadé. Visiblement gagné par la fatigue, le sourire nerveux, les traits contractés, il bafouillait un peu, prononçant parfois : - le voili ! le voiça ! le livoi ! le çoiva !
Le docteur l'observa un instant en silence, hocha la tête d'un air de mauvais augure et finit par lui tâter le pouls, déclarant ensuite : - Surtout, ne le contrariez pas. Crise de folie douce, que j'attribue au surmenage. Néanmoins, nous allons tenter un réactif. D'abord, faisons-lui avaler cent grammes d'huile de ricin. Et puis, rasons-lui le sommet de la tête, pour l'application d'un vésicatoire... Allez chercher un coiffeur.
L'ingurgitation de l'huile de ricin ne fut pas facile, le patient s'entêtant farouchement dans son geste automatique accompagné de la phrase inlassablement répétée. On dut se servir d'un entonnoir placé de force au coin de la bouche. Et quand le figaro fut là, en deux minutes, il rendit le haut du crâne de son client aussi net qu'une boule d'ivoire. "Plus que dix minutes !..." songeait le père Pigeonneau, à bout de forces. Et, au moment où on allait lui placer le vésicatoire, voilà que la pendule sonne quatre heures et demie. Alors, rassemblant toute son énergie :
- Le voici ! le voiça ! le çoili ! le çoiva ! rugit-il pour la dernière fois.
Bousculant ceux qui l'entouraient, l'hôtelier bondit hors du fauteuil, esquisse un petit entrechat, fait claquer ses doigts au-dessus de sa tête, rugissant : - Gagné ! J'ai gagné ! J'ai gagné !
- Gagné quoi, mon pauvre Johanny ? sanglote la patronne. Un transport au cerveau ?...
- Mon pari ! J'ai gagné mon pari ! Mille francs ! J'ai gagné mille francs !...
- Ca ne va pas mieux ! affirme le docteur.
- Où sont mes clients, mes deux clients ?
- Quels clients ? fait Jules.
- Mais... ceux de tout à l'heure. Ceux que nous avons servis ici, dans le salon !
- Les clients ? Il y a longtemps qu'ils sont partis !... Ils ne vous ont donc pas réglé l'addition, patron ?
Pendant que le docteur et le coiffeur se retirent, vaincu par la fatalité cruelle, le père Pigeonneau s'effondre dans un fauteuil.
- Ah ! les misérables !... soupire-t-il. Roulé ! Roulé ! Plumé !... Je suis plumé !...
Plumé, ce n'était que trop vrai. Escroqué de son portefeuille, contraint d'avaler cent grammes d'huile de ricin, le dessus de la tête rasé comme un oeuf, les clients partis sans payer l'addition, le père Pigeonneau venait d'être plumé comme un simple pigeon !

Une mort horrible

La mère Grenu : Eh bien ! mère Trinquet ; où courez-vous donc comme cela ? Vous voilà tout pâle !
La mère Trinquet : Ne m'en parlez pas, madame Grenu ! Le père Foirasson vient de mourir.
La mère Grenu : Oh ! ce n'est pas possible, mère Trinquet ! Ce n'est pas Dieu croyable ! Comment cela se peut-il donc ? Il n'était pourtant pas si vieux, et il se portait comme le pont de la Guillotière.
La mère Trinquet : Aussi vous m'en voyez tout sens dessus dessous ! Le voisin pense que c'est un suicide ; mais pour moi c'est un accident. Un homme qui n'avait pas de dettes, qui ne buvait qu'une fois la semaine, et qui n'avait pas de connaissance ! Comment voulez-vous qu'il se soit suicidé ?
La mère Grenu : Mais c'est affreux, ce que vous me dites là, mère Trinquet ! Ah ! Mon Dieu, m'en voilà toute émue aussi. Entrez donc, le café est sur le feu, et nous prendrons un petit verre d'arquebuse pour nous remettre ; c'est de la Sainte-Genis que je viens de déboucher.
La mère Trinquet : Ce n'est pas de refus, madame Grenu ; mais il ne faut pas que je m'attarde : le voisin trouverait le temps long ; je courais chercher le docteur, mais voilà que j'ai les jambes comme de la flanelle, et que je me sens toute patraque (1). Ah ! Sainte-Marie, mère des Anges du ciel, en voilà des émotions !
La mère Grenu : Asseyez-vous donc, mère Trinquet... Et comment cela lui est-il arrivé, à ce pauvre père Foirasson ?
La mère Trinquet : Vous savez bien qu'il avait fait le voeu de ne pas se laver les pieds tant qu'il ne serait pas conseiller municipal.
La mère Grenu : Oui !... eh bien ?
La mère Trinquet : Eh bien ! Cela commençait à faire un bon bout de temps. En hiver cela n'est rien, mais par les fortes chaleurs, c'est incommodant comme pour tout le voisinage. Lui n'en était pas gêné, vu qu'il commençait à en prendre l'habitude ; mais hier, en faisant son lit, il s'est trompé en plaçant ses draps.
La mère Grenu : Comment cela ?
La mère Trinquet : Eh oui ! Il a mis les pieds à la tête, quoi ! Il s'est endormi là-dessus, et ce matin, il ne s'est pas réveillé...